vendredi 27 janvier 2023

Une mystérieuse carte du ciel?

Camille Flammarion (1842/1925), vulgarisateur scientifique enflammé, crée en 1882 la revue mensuelle "L'Astronomie" et fonde en 1887 la
Société Astronomique de France. (SAF)
 
 "N'est-il pas étrange que les habitants de notre planète aient presque tous vécu jusqu'ici sans savoir où ils sont et sans se douter des merveilles de l'univers?"
médaille SAF célébrant la nuit (NOX)
  
Il publie en 1879 un volume de près de 900 pages intitulé "L'Astronomie Populaire". Il s'agit d'une œuvre de vulgarisation à destination du grand public qui synthétise et modernise les quatre volumes du cours d'astronomie donné par François Arago (1786/1853) à l'Observatoire de Paris. Ce livre connait un immense succès: 130.000 exemplaires de 1879 à 1924.
 
 
En page 5 le livre présente une allégorie de la Terre emportée par le Temps et il s'achève par la publication de l'abjuration extorquée en juin 1633 à Galilée (1564/1642) par le tribunal de l'Inquisition.

"L'Astronomie" a fêté ses cent quarante ans l'année dernière. Depuis 1973, au moins (date de l'adhésion de l'auteur de ces lignes), et jusqu'au début des années 2000, chaque numéro mensuel incluait "le ciel du mois", deux cartes du ciel en forme de demi cercle dessinées par Lucien Tartois et présentant l'aspect du ciel étoilé au dessus de l'horizon sud et de l'horizon nord de Paris.
A partir du numéro 117 de novembre/décembre 2003, la publication des éphémérides du mois a repris et les cartes semi circulaires ont retrouvé leur place après un "coup de jeune".
Pour les amateurs ces deux cartes mensuelles figurent parmi les fleurons de la la SAF car, sauf erreur, on ne les trouve nulle part ailleurs, alors que leur usage est d'une simplicité biblique: nulle complication pour les orienter, nul besoin de les tourner ni de les brandir au dessus de sa tête: ce sont... les cartes Michelin du ciel!

Mais quelle projection est-elle utilisée pour les établir? La SAF, interrogée, n'est pas formelle et parle d'une projection azimutale de Lambert version Schmidt.
 
Adrien Germain (1837/1895) entre à l’École Polytechnique à 19 ans en 1856 puis intègre le Corps des Ingénieurs Hydrographes de la Marine. En 1866 il fait paraître une somme intitulée "Traité des projections des cartes géographiques Représentation plane de la sphère et du sphéroïde".
Il reçoit en récompense deux ans plus tard la médaille d'or de la Société de Géographie. Ce traité de près de 400 pages incluant des dizaines de planches, recense et décrit plusieurs dizaines de projections.
 
Dessiner sur un plan une surface sphérique impose de renoncer soit à la représentation exacte des angles soit à l'exactitude des surfaces. L'application emblématique du premier choix est l'astrolabe  de la haute antiquité et sa projection stéréographique, celle du second, la carte médiévale de Mercator (1512/1594) et ses latitudes croissantes.
 
 Alors que la vogue de l'astrolabe a déjà grandement décru, un mathématicien français, géographe et cartographe, Philippe de La Hire (1640/1718), s'est penché, le premier, sur la recherche d'un compromis entre ces deux écueils. Parmi ses nombreuses occupations La Hire s'est affirmé comme le continuateur de Desargues (1591/1661) et de Pascal (1623/1662) au sujet des coniques, il a participé à la géodésie de la France, a laissé son nom à un mécanisme transformant un mouvement circulaire en mouvement linéaire...

 
le "rétrécissement" de la France de Louis XIV par ses astronomes dont La Hire


CNAM "théorème" de La Hire

La Hire, plus géographe qu'astrolabiste, s'intéresse aux projections d'une demi sphère à partir d'un point de l'un de ses diamètres sur un plan perpendiculaire à ce diamètre au centre de la sphère.
Une telle projection, avec pour point de vue un point sur la sphère, la projection stéréographique, a été retenue au moyen âge par l'astronome andalou Arzaquiel (1029/1087) pour construire un astrolabe universel c'est à dire fonctionnant à toutes les latitudes (cf la somme "L'Astrolabe" de Raymond D'Hollander 1999). Les méridiens et parallèles sont des cercles. Il y a un resserrement vers le centre de la projection car l'espacement des méridiens est fonction de l'azimut A par la fonction tan(A/2).
En 1551, l'espagnol Juan Rojas (XVI siècle) s'intéresse à la question en plaçant le point de vue à l'infini, la projection devenant alors orthographique. Les méridiens sont des ellipses centrées sur la projection du point de vue et les parallèles des segments. Mais il se produit une dilatation encore plus gênante car l'espacement est fonction de l'azimut A par la fonction tan((pi/2-A)/2).
 
 
In medio stat virtus, a du pensé La Hire...en plaçant le point de vue dans une position intermédiaire.
 
Pour une sphère dont le rayon est pris pour unité, d représentant la distance entre son centre et le point origine de la projection, les coordonnées de la projection de l’étoile de hauteur H et d'azimut A sont:
abscisse: d*sin(A)cos(H) / (d+cos(A)cos(H))
ordonnée: d*sin(H) / (d+cos(A)cos(H))
principe de la projection de La Hire
les méridiens et les parallèles sont des parties d'ellipses excentrées
 
la projection de La Hire

Sur les axes (H =0 ou A=0) la fonction donnant l'abscisse sur l'horizon est identique à celle donnant l'ordonnée sur la verticale:  V = d*sin(U) / (d+cos(U)). Il y a donc symétrie sur les axes.
 
Cette relation liant U et V reste très proche de la linéarité pour des valeurs de d comprises entre 1.68 et 1.75. Il en découle qu'entre ces valeurs l'espacement est presque régulier: un peu diminué pour les faibles valeurs de la variable et un peu augmenté pour les fortes valeurs, les proportions restant limitées à quelques pourcents.
 
La Hire s'est fixé comme critère de choix pour la distance entre l’œil et le centre, que, sur l'horizon, la projection du méridien d'azimut 45° soit au milieu de celles du méridien 0° et du méridien 90°. Il en découle géométriquement que cette distance doit être égale à 1 + rac(2) / 2, soit 1.7071.
Ce choix, particulièrement simple, se révèle pertinent puisque l'écart entre l'espacement réel des méridiens (et donc aussi des parallèles) ne diffère que de moins de 0.5° d'un espacement régulier (en retenant la valeur 1.677, on pourrait réduire un peu cet écart).
L'espacement entre méridiens et entre parallèles est quasiment régulier

 
La Hire présente ce nouvel astrolabe universel à l'académie des sciences le 3 décembre 1701.
 

Jean Henri Lambert est né à Mulhouse en 1728, 10 ans après le décès de La Hire, et il est mort en 1777 à 49 ans à Berlin. C'est un précurseur des nouvelles mathématiques: nombres complexes, fonctions hyperboliques...et de la philosophie des sciences. Il a exercé son art, notamment, dans le domaine de la cartographie où il a laissé son nom à des projections toujours utilisées deux siècles et demi plus tard: la projection zénithale équivalente et les projections conique et cylindrique conformes.
 
Lambert a découvert que, pour obtenir une projection de la sphère sur un plan qui respecte les surfaces (projection équivalente), il faut considérer le grand cercle qui passe par le pôle de projection et le point à projeter et retenir la valeur r de la corde du pôle à celui-ci. Si A est son azimut on a donc r = 2*sin(A/2).
la projection zénithale équivalente de Lambert
 
Si on choisit comme point central, un point de l'équateur, la trigonométrie sphérique montre alors que les formules à retenir (Germain opus cité, page 324) pour les coordonnées polaires (r,t) de la projection dans ce repère, d'un point de latitude H et de longitude A sont les suivantes:
 
r = rac(2)sin(u/2) où u est donné par cos(u)=cos(A)cos(H)
t = arctan(tan(H) / sin(A))

 
la projection de Lambert

Le résultat de cette projection ressemble étonnamment à celui de la projection de La Hire. Une partie de l'explication tient au fait que dans les deux projections l'angle polaire d'un point projeté est identique: dans les deux cas la tangente de cet angle s'écrit sin(H) / (sin(A)cos (H)).
Chez Lambert le rayon s'exprime par r = rac(2)sin(u/2) où u est donné par cos(u) = cos(A)cos(H). Chez La Hire le rayon peut également être exprimé en fonction de la variable u. Tous calculs faits on établit la relation r = 1.707*sin(u) / (1.707+cos(u)). Nous avons vu plus haut que cette relation reste très proche de la linéarité entre 0 et pi/2, r restant équivalent à la fonction r = 2u / pi alors que chez Lambert elle a l'aspect d'une sinusoïde très amortie dont le développement limité r = rac(2)*(u/2-u^3/48+u^5/3840...) reste proche de la fonction précédente.
Chez Lambert le point projeté se trouve toujours plus éloigné du centre que chez La Hire.
pente unique pour les deux projections, Lambert en bleu et La Hire en rouge

 


projections comparées La Hire en rouge et Lambert en bleu
 
 
La projection de Lambert conserve les surfaces mais induit une distorsion dans la position des étoiles ce qui modifie un peu l'aspect des constellations. Aux environs de 60° de hauteur une étoile est repoussée vers le haut et pour 60° d'azimut elle se trouve décalée vers les bords est ou ouest.
La projection de La Hire donne donc une représentation et un agencement plus fidèles des constellations.
 
On peut remarquer qu'une certaine projection de type La Hire se rapproche beaucoup de la projection de Lambert. En effet en retenant pour la distance du point de vue la valeur de 2.26 au lieu de 1.7071, on obtient la figure ci-dessous qui rassemble les deux projections:
projection de Lambert en bleu et projection type La Hire pour un œil à 2.26 en rouge
 
La courbe représentant la relation V = 2.26*sin(U) / (2.26+cos(U) met en évidence la distorsion induite par la représentation de Lambert:
en bleu: distorsion induite dans la valeur de l'azimut par la projection de Lambert

La distorsion trouve son maximum, 3.8°, entre 50° et 65° d'azimut ou de hauteur.

le ciel du Valais central en projection de La Hire

le ciel du Valais central en projection de Lambert


 Il apparait que la projection de La Hire pourrait être préférée.
 
 
Si on choisit comme point central de la projection un lieu quelconque de la Terre de latitude la, Adrien Germain (opus cité page 325) donne les coordonnées polaires (r,t) de la projection d'un point de latitude H et de longitude A: 
r = rac(2)sin(u/2) où u est donné par cos(u) = sin(H+phi)sin(la) / cos(phi)
phi, angle auxiliaire, étant lui-même donné par tan(phi) = cos(A) / tan(la)
cos(t) = sin(A)cos(H) / sin(u)
 
On obtient une carte de la Terre particulièrement esthétique: