mardi 17 avril 2018

l'avion, une machine à remonter le temps...

L'heure mondialisée est née à Paris grâce à Gustave Eiffel (1832/1923).


A sa naissance à Dijon, Gustave porte le nom de "Bonickhausen dit Eiffel" qui est celui de sa famille depuis qu'un ancêtre originaire de Marmagen, village de la région allemande de l'Eifel, frontalière avec la Belgique, a émigré en France au XVIII siècle. Son nom sera raccourci en "Eiffel" par jugement d'un tribunal de Dijon en 1880.
Cet ingénieur de Centrale connaît un destin extraordinaire d'entrepreneur en construisant dans le monde entier des ouvrages d'art utilisant la nouvelle technique des constructions métalliques. Son chef d’œuvre est la tour Eiffel érigée pour l'Exposition Universelle de Paris de 1889 célébrant le centenaire de la Révolution Française. 
Cette construction gigantesque conçue comme provisoire est un exploit du XIX siècle. La durée de la concession est de 20ans, elle expire donc le 31 décembre 1909.
En 1893 le scandale du Canal de Panama éclabousse, à tort, Eiffel alors à l'apogée de sa carrière d'ingénieur et d'entrepreneur.
Dès 1898 la situation élevée de l'ouvrage intéresse le futur général Ferrié (1868/1932) alors capitaine du génie, spécialiste des techniques naissantes de la télégraphie sans fil et fils d'un confrère et ami d'Eiffel. En 1904 Eiffel accepte de financer le "poste de télégraphie militaire" de la tour. Six câbles de 425m de long et de 5mm de diamètre sont installés depuis le sommet jusqu'à des arbres du Champ de Mars : la portée de ces antennes est de 400 km, puis elle atteint 5.000 km en 1907.

les antennes de 1904

En 1908 le Bureau des Longitudes et l'Observatoire de Paris, sous l'impulsion de son président Benjamin Baillaud (1848/1934), voyant dans ces expériences une solution précise et radicale au problème obsédant du calcul des longitudes, commencent à envoyer au monde entier depuis la tour un signal horaire, à minuit, heure de Paris, avec une précision d'un centième de seconde.

Devant tant de perspectives scientifiques, le 1er janvier 1910, la concession est reconduite pour 20 ans par la Ville de Paris.
Pendant la première guerre mondiale la tour a rendu d'éminents services à l'Armée, notamment en interceptant un mois après la déclaration de guerre allemande un message ennemi qui permettra  au général Galliéni (1849/1916) de déclencher le 8 septembre 1914, au bon moment, l'épopée des taxis de la Marne qui a permis de contenir l'avancée allemande.

Benjamin Baillaud est le président-fondateur en 1912 du Bureau International de l'Heure au sein de l'Observatoire de Paris. Aujourd'hui scindé en deux entités, le BIH est chargé  d'ajouter la seconde intercalaire éventuelle permettant d'aligner temps atomique et rotation de la terre.
Benjamin Baillaud fonde également l'Union Astronomique Internationale en 1919 à Paris. Le général Ferrié est président de la Commission Internationale des Longitudes.
La conférence de Washington du 22 octobre 1884 avait décidé que le méridien d'origine international serait celui de Greenwich et non pas celui de Paris. Eiffel et Ferrié ont permis à la France d'établir pour des années sa suprématie en matière d'astronomie et de trouver ainsi une sorte de revanche...

le temps coordonné
solstice d'été 3h50 UTC, lever de soleil à Greenwich et Madagascar (6h50)
solstice d'été 20h14 UTC, coucher de soleil à Greenwich et à Rio de Janeiro (17h14)
solstice d'hiver 8h4 UTC, lever de soleil à Greenwich et à Rio de Janeiro (5h4)
solstice d'hiver 15h49 UTC, coucher de soleil à Greenwich et à Madagascar (18h49)

Un voyage, bien choisi, en avion, permet de remonter le temps mais, bien sûr, provisoirement, car le temps gagné ne se conserve guère...

Il suffit par exemple de relier Tokyo à Londres en passant par le cercle polaire. Les coordonnées de Tokyo sont: latitude 36°, longitude -140°, celles de Londres: latitude 51°, longitude 0°. L'écart en longitude est de 140° soit 9h20m. Choisissons le jour du solstice d'été le 21 juin.

vol Tokyo-Londres

On peut emprunter la loxodromie, sorte d'hélice sphérique, qui se parcourt ici au cap constant de 81.5°, la distance est alors de 11300 km. Son trajet, dessiné en gris sur la figure ci-dessus, survole Almaty la grande ville du Kazakhstan (voir à ce sujet l'article du présent blog en date du 29/03/2016 intitulé "de la boussole au logarithme: la loxodromie").
De nos jours on suit le plus court trajet sur la sphère qui est le grand cercle passant par les points de départ et d'arrivée, c'est l'orthodromie (voir à ce sujet l'article du présent blog en date du 23/04/2016 intitulé "un tour en orthodromie"). Le trajet dessiné en rouge Tokyo-Londres se réduit alors à 9.590 km, soit un gain de temps de deux heures: 12 heures au lieu de 14 à 800 km/h.
Précision utile: ici on ne s'occupe pas de géopolitique...
Les coordonnées du point du vol de plus haute latitude, le vertex, s'établissent à  70.9° de latitude et -64.6° de longitude. Il est donc au delà du cercle polaire, dans la mer de Kara, à l'est de la Nouvelle Zemble (Nouvelle Terre en russe) où ont eu lieu les tirs des essais nucléaires de l'Union Soviétique.
Le trajet survole la ville de Norilsk, puis le port de Mourmansk.
Norilsk est la ville la plus septentrionale du globe, elle compte 170.000 habitants. Située à 69.35° de latitude, la nuit polaire s'installe le 25 novembre jusqu'au 18 janvier, la température moyenne est alors de -25°, mais à partir du 24 mai le soleil ne se couche plus avant le 20 juillet et la température moyenne atteint 14°. La ville connait neuf mois de neige par an.
Ce sont les richesses minières considérables du sous-sol, en nickel et palladium, qui expliquent cette implantation.
Elle a été fondée en 1935 comme camp de travail forcé sous le nom de Norillag et a été gérée par le Goulag (Glavnoïe OUpravlenïe LAGereï, Direction Générale des Camps) jusqu'en 1956.
On estime que 500.000 personnes y ont travaillé et que 100.000 y ont trouvé la mort.


Pour la commodité on ne parle ici que d'heure solaire, c'est à dire de l'heure qui se déduit du fait qu’en un lieu donné le soleil passe plein sud à 12h.

L'avion décolle de Tokyo à 17h34 heure locale, il est 8h14 UTC à Londres. Au décollage l'azimut du soleil est de 106°, sa hauteur de 19°. Le pilote automatique de l'avion, tous calculs faits, fixe le cap de départ au nord-nord-ouest à 24°. Au cours du trajet ce cap augmentera régulièrement, il sera de 90° au vertex et de 149° à l'arrivée à Londres. A tout instant le pilote automatique, à partir de la latitude notée "lat" de l'avion donnée par GPS, connait le cap à suivre par la formule sin(cap) = cos(70.9) / cos(lat).
Pendant tout le voyage il va y avoir une course entre la nuit qui gagne l'Asie puis l'Europe et l'avion qui fuit devant elle.

D'abord tout est normal: le soleil se rapproche de l'horizon, son azimut augmente. Après 1 heure et 40 minutes de vol, à 19h14, heure lue sur la montre des passagers, le soleil se couche à Tokyo. Au sol, aux environs du nouveau cosmodrome de Vostotchny, il est 18h45.

la nuit commence à l'aéroport de départ, dans l'avion la soirée va être longue

Après 3h20m de vol, à 20h54, la hauteur du soleil qui est de 6.8° cesse de diminuer, le soleil va entamer une lente et légère remontée pendant cinq heures. Il est 19h43 au sol. La latitude de l'avion est de 57°.

le soleil refuse de se coucher

En approchant 66° de latitude il va se passer un phénomène curieux: l'heure au sol va reculer.

l'avion franchit le cercle limite: il commence à remonter le temps!

En effet la composante est/ouest de la vitesse notée V de l'avion est égale à: V * sin(cap), ce qui s'écrit, compte tenu de la formule donnant le cap en fonction de la latitude: V * cos(70.9) / cos(lat). Pour la latitude lat la longueur du parallèle est égale en kilomètres à: 2pi * 6378 * cos(lat). La longueur de l'arc pour une heure est donc de 2pi * 6378 * cos(lat) / 24.
Il existe ainsi une valeur de la latitude pour laquelle, en une heure, l'avion franchit un fuseau horaire. Au delà, il franchira un fuseau horaire en moins d'une heure!
L'équation est la suivante: cos^2(lat) = V * cos(70.9) * 24 / (2pi * 6378). Pour une vitesse V de 800 km/h cette latitude critique est égale à 66.65°, valeur qui se trouve être très proche de celle du cercle polaire 66.56°.
Ainsi tant que l'avion reste à l'intérieur du cercle de latitude 66.65°, l'heure au sol recule, l'avion allant, en quelque sorte, plus vite que le soleil...
Il entre dans ce cercle à 22h48, heure de l'avion, après 5h14m de vol et 4.190 km parcourus, il est 20h14 au sol.
Une heure et 12 minutes plus tard, il est minuit dans l'avion et à Tokyo, et 20h1 au sol. L'avion est remonté dans le temps de 13 minutes.

l'avion est au vertex, le cap est de 90°, la latitude va diminuer


L'avion passe au vertex à 0h44, heure de l'avion (le 22 juin) après 7h10m de vol et 5730 km parcourus, le cap est plein ouest, la latitude va décroître, il est 19h42 au sol. C'est le maximum d'intensité dans le recul de l'heure: la courbe représentant l'heure au sol connait son point d'inflexion. Il en est de même pour le cap et la longitude.

l'avion sort du cercle critique, l'heure au sol va ré-augmenter

L'avion ressort du cercle limite à 2h38, heure de l'avion, après 9h4m de vol et 7.270 km parcourus, il est 19h10 au sol! L'avion a passé 1h54m au delà du cercle de latitude 66.65° et l'heure au sol est passée de 20h14 à 19h10, soit un recul d'une heure et 4 minutes!
Pendant ce trajet à l'intérieur du cercle limite, l'avion a atteint Norilsk à 23h35, heure de l'avion, au kilomètre 4820. Il est alors 20h8 à Norilsk.
Puis il a atteint Mourmansk à 2h18, heure de l'avion, au kilomètre 6990. Il est alors 19h11 à Mourmansk.
Le passager embarqué à l'escale de Norilsk à 20h8 débarque à Mourmansk à 19h11: il arrive 57 minutes avant d'être parti...
Ceci parce que son avion a volé bien plus vite que le soleil. La distance Norilsk/Mourmansk de 2140 km a été parcourue en 2h42m alors que l'écart de longitude entre les deux villes de 54.8° demande  3h39m au soleil à raison de 15° par heure, soit 57 minutes de plus!
L'arrivée à Londres est prévue à 20h13. Un passager pour Londres embarqué à Norilsk à 20h8 arrivera donc à destination 5 minutes après son départ, ce qui est fort peu pour couvrir 4.760 km!

paramètres du vol Tokyo-Londres
Les courbes représentant la géométrie du vol, soit la longitude, la latitude, le cap et l'heure locale présentent une symétrie par rapport au vertex. Celles prenant en compte le mouvement du soleil, soit son azimut et sa hauteur, subissent une déformation en raison de sa course.
 
Mais toute cette remontée dans le temps sera rattrapée dans la suite du voyage qui se termine par un atterrissage au moment du coucher du soleil à Londres à 20h13 UTC. Il est 5h33 du 22 juin à Tokyo. Le vol a duré 12 heures, la journée du 21 juin n'est pas terminée pour les voyageurs japonais, il leur faut attendre encore 3h47m avant de passer au 22 juin. Le décalage horaire de 5h33 + 3h47m = 9h20m correspond bien à l'écart de longitude de 140°.

atterrissage au coucher du soleil, la nuit a rattrapé l'avion


Un calcul simple montre qu'un avion suivant un cap à l'ouest à la latitude de 61.4° et à la vitesse de 800 km/h vole à la vitesse du soleil et que l'heure au sol survolé est alors constante.
Plusieurs villes d'Europe du nord connaissent ce phénomène: Saint-Pétersbourg, Helsinki, Stockholm, Oslo, Reykjavík...On peut aller "instantanément" d'une ville à une autre située plus à l'ouest!

A l'équateur il faudrait voler deux fois plus vite.
En effet le périmètre équatorial de la terre est de 40.075 km (un peu plus que le périmètre le long d'un méridien retenu par les Révolutionnaires pour la définition du mètre) et la rotation sidérale terrestre de 23h56m4.3s et il vient donc : 40.075 / 23.934 = 1.674.4 km/h.

Les sites de lancement de satellites dans l'espace sont aussi proches que possible de l'équateur pour pouvoir profiter d'autant plus de l'effet de fronde dû à la rotation terrestre.

Et, puisque c'est la terre qui tourne et non pas le soleil, les lancements se font vers l'est.



Kourou latitude 5.23° nord


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