mercredi 5 mai 2021

Nocturlabe et régiment de la polaire


 

Le nocturlabe, un astrolabe spécialisé pour les visées faites nuitamment? Non! Car cet instrument répond principalement à deux besoins:

. décompter approximativement les heures de nuit,

. connaître facilement sa position en latitude sur la Terre.

Complémentaire du cadran solaire, il met à profit les étoiles dites fixes, invisibles le jour; il a connu son heure de gloire du XIVème au XVIIème siècle.

Le nocturlabe exploite la rotation des étoiles circumpolaires autour de l'axe de la Terre et la hauteur de l'étoile principale de la constellation de la Petite Ourse, UMi, qui apparait quasiment fixe au cours de la nuit. Mais il n'en est rien: par un heureux hasard, cette étoile est simplement très proche du pôle nord. Les habitants de l'hémisphère sud n'ont pas cette chance et leur filé d'étoiles s'en trouve bien moins spectaculaire.

l'étoile polaire n'est pas fixe: elle tourne aussi, un peu!
En raison du phénomène de la précession. le pôle nord décrit en 25.800 ans, ce qui correspond à 50 secondes d'arc par an, un cercle dans le ciel dont le centre se trouve proche de la belle nébuleuse récente (environ mille années) NGC 6543 (!), dite l’œil de chat, dans la constellation du Dragon. Dans l'antiquité le pôle était à égale distance, 10° environ, de alpha UMi ,la "Polaire", et Bêta UMi, "Kochab". Aujourd'hui l'écart pôle/Polaire s'est réduit à 0.65° et continuera à décliner pendant tout le siècle (0.46° en 2100).

un tour en 25.800 ans autour de l’œil de chat
C'est en comparant la distance angulaire qu'il observait entre l’Épi de la Vierge et le point vernal, là où se produit l'équinoxe, à celle mentionnée par les Babyloniens, qu'Hipparque (190/120 BC) aurait découvert ce déplacement. La Terre se comporte comme une toupie qui subit un effet gyroscopique du fait de sa rotation et de l'inclinaison de son axe sur son orbite.

On ignore qui a inventé le nocturlabe. Mais le point de départ c'est la constatation que les étoiles font chaque jour un peu plus d'un tour complet autour de la polaire: elles sont en avance de ce qu'il leur faut pour retrouver à la fin d'une année leur position initiale (en réalité c'est l'observateur sur la Terre qui est en retard). L'année dure 365.2422 jours solaires pendant lesquels les étoiles auront tourné 366.2422 fois autour de la Terre puisque la Terre aura tourné une fois de moins sur elle-même. Le jour sidéral dure donc 365.2422/366.2424 jour solaire soit 0.9973 jour solaire ou 23h56m.

Il résulte de cette avance quotidienne d'une étoile qu'il n'existe dans l'année qu'une seule nuit où, à minuit solaire, elle occupe une position donnée par rapport à l'étoile polaire, notamment à sa verticale, vers le bas. Cette nuit est parfaitement déterminée par les observations astronomiques.

 

Le nocturlabe donne l'heure de nuit

Le nocturlabe est constitué de deux disques, le plus petit pouvant tourner sur le plus grand. Les deux sont percés en leur centre ce qui permet de viser la Polaire au travers. Une alidade permet de désigner la direction de l'étoile choisie comme cible depuis la Polaire. Il s'utilise porté verticalement à bout de bras, face à soi et tenu par un anneau au sommet ou par un manche au bas.

source manioc.org / Charcot / Flammarion
 La figure ci-dessus illustre un nocturlabe utilisant les deux Gardes de la Grande Ourse.

Prenant le cas de Bêta UMi, Kochab, appelée aussi la "Claire", l'étoile la plus utilisée en méditerranée au Moyen Age, on peut reconstruire le nocturlabe correspondant, qui sera un instrument universel, pertinent en tout lieu pourvu que Kochab soit visible. 

La première couronne, fixe, est graduée en 365 jours selon le calendrier. Son point bas porte la date à laquelle Kochab passe en dessous de la polaire à minuit solaire. En 2021 ce jour est le 8 novembre car son ascension droite 14h50m40s devient alors très proche de celle du Soleil à minuit.

Il y a ici une première approximation car la graduation ne tient pas compte de l'équation du temps qui peut engendrer un écart de deux jours entre la position du Soleil vrai et celle du Soleil moyen.

La couronne intérieure à la précédente, mobile et graduée en 24 heures, permet de marquer l'heure par lecture de la graduation interceptée par l'alidade désignant la direction de Kochab.

Il y a là une seconde approximation puisque les systèmes d'axes, horaires et écliptiques, différent en raison de l'inclinaison (tan(AR) = cos(i)* tan(lon)).

Une troisième approximation vient de l'écart entre le déplacement sidéral des étoiles et l'écoulement du temps terrestre.

Mais ces approximations ne sont que peu de chose par rapport aux difficultés de l'observation surtout en mer!

Dans la pratique, la quête de l'heure de nuit n'impliquait pas la précision car il s'agissait souvent de régler des occupations non absolument rigoureuses comme les quarts sur un navire, les veilles, les prières dans les monastères ou les soins à apporter à un malade..

il est minuit le 8 novembre 
 

Pour un jour quelconque, en faisant pivoter la couronne intérieure pour amener minuit sur la date, on neutralise le temps séparant le jour de la visée et le 8 novembre. L'alidade visant Kochab depuis la Polaire donnera alors l'heure.

il est 3h le premier mai

D'autres étoiles que Kochab, peu éloignées de la Polaire, peuvent remplir son rôle:

la Grande Ourse et Cassiopée peuvent être mises à contribution

 

 

La Montre Universelle, copyright AFA / Ciel et Espace, Louchard

 Il s'agit bien là d'une sorte de nocturlabe mais construit avec un principe un peu différent. L'alidade et la visée des étoiles sont remplacées par le disque bleu rotatif qu'il faut disposer de façon à reproduire l'aspect du ciel. Le réglage du jour s'obtient par une rotation du calendrier noir de façon à placer en haut le jour de l'observation. L'heure apparait alors dans un guichet pratiqué dans le disque bleu qui dévoile l'inscription horaire portée sur le disque noir.

La figure ci-dessus montre que l'étoile de base est Dubhe et que la position du 7 mars sert de point de départ des heures: on constate une inversion haut/bas par rapport au nocturlabe classique pour lequel le point de départ est le jour symétrique 9 septembre.

Sur le disque noir la graduation horaire en 24 heures est corrélée avec celle des 12 mois: elle progresse en sens inverse des mois à raison de deux heures par mois conformément au décalage mensuel des étoiles. A la différence du nocturlabe le calendrier tourne dans le sens horaire.

Voilà un instrument remarquable d'intelligence, de simplicité et d'efficacité qui mérite la considération des astronomes amateurs.

le premier mai, 3h

 Le nocturlabe rend un service supplémentaire aux marins.

Pour eux l'heure de la pleine mer revêt une grande importance à l'approche du port. Le capitaine doit évidemment connaître l'"établissement du port" qui donne le décalage habituel entre heure de la lune et marée. L'heure de la lune, en considérant qu'à son midi elle est plein sud, se déduit de son âge qui va de 0 à 29.5 d'une nouvelle lune à la suivante. On connait facilement cet âge à partir, soit de l'observation, soit du déroulement de la lunaison.

Chaque jour la lune prend un retard de 48.8m sur le Soleil et en ajoutant à l'heure du Soleil le produit de l'âge par 48.8m on obtient l'heure de la lune.

On place alors une seconde couronne intérieure mobile graduée en 59 demi-jours. En la calant de façon que la graduation correspondant à l’âge coïncide avec l'heure solaire on lit l'heure de la lune à l'index 29.5.

avec Kochab de la Petite Ourse, date base le 08/11

avec Dubhe de la Grande Ourse, date base le 09/09

avec Schédir de Cassiopée, date base le 01/04
 

On a ajouté sur les figures ci-dessus l'aspect de la lune donné de deux façons: celui, rustique, résultant de la volvelle chère aux horlogers et celui observé.

 

Le nocturlabe est encore utile au voyageur, en mer ou dans le désert.

En effet la mesure de la hauteur de la Polaire lui donne sa latitude mais avec un écart qui tient à la déclinaison de cette étoile. Celle-ci, 0.65° aujourd'hui, valait 3.7° dans les années 1500, à l'époque des grandes découvertes. Cela correspond à 3.7 * 60 milles marins soit 411 km, ce qui est évidemment loin d'être négligeable à l'approche des cotes! Les pilotes devaient donc impérativement gérer cet écart qui dépend de l'heure: c'est le "régiment" de l'étoile polaire.

Ce terme désigne la corrélation entre la direction de Kochab depuis l'étoile polaire et la correction de hauteur à appliquer à la latitude observée.

Les théoriciens de la navigation avaient créé des figurines simples, sinon simplistes, pour éviter les calculs: les "roues pôle-homme".

Avec les données en vigueur à l'époque, soit: déclinaison de la Polaire 3.7°, de Kochab 10.7° et  différentiel d'ascension droite entre les deux étoiles 140°, on peut reconstituer la roue utilisée:

le calcul du régiment (en rouge) de l'étoile polaire en 1500
On peut noter que les auteurs ont beaucoup arrondis les chiffres! Si les mentions +/- 3° sont exactes, celles +/- 0.5° devraient être +/- 1°! Fallait-il d'abord faciliter la tâche du pilote et mentionner surtout les corrections les plus importantes?

roue pôle-homme en 1500

Dans la figure ci-dessus les trois étoiles sont gamma, bêta et 5, mentionnées dans la carte ci-dessous: Kochab est celle du milieu.

extrait de la REVUE des CONSTELLATIONS SAF 1964

Le calcul de la roue pôle-homme rigoureuse ne présente aucune difficulté et son emploi ne s'avère guère plus délicat.

calcul de la roue exacte pour les années 1500

 

La précession modifie les positions des étoiles Polaire et Kochab relativement au pôle avec comme conséquence importante la variation du différentiel de leurs ascensions droites. Valant 140° en l'an 1500, il augmente puis diminue, s'établit à 185° en l'an 2000, 180° début 2014 et 178.4° début 2021.

En 2021 on peut donc considérer que les trois positions célestes de la Polaire, du pôle et de Kochab sont alignées, ce qui simplifie beaucoup la roue pôle-homme qui se réduit à un cercle et trouve sa place au centre du nocturlabe.

nocturlabe 2021 pour Kochab le 01/05 à 3h, régiment de la polaire +0.5°


L'excellent capitaine rompu aux techniques de la navigation et de l'astronomie, Christophe Colomb (1451/1506), parti de Palos en Espagne a touché terre, au retour, à Lisbonne au Portugal à une latitude plus élevée de 1.5°.

source Larousse




"...Chaque soir, espérant des lendemains épiques

l'azur phosphorescent de la mer des Tropiques

enchantait leur sommeil d'un mirage doré..."

 Les conquérants, José Maria de Hérédia, descendant de conquistadors espagnols né à Cuba (1842/1905).




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